Alcool : faut-il réévaluer le risque global ?

Un avis d’experts de Santé publique et de l’Institut national contre le cancer (Inca) propose, dans un rapport rendu public le 4 mai dernier, que les recommandations fixent à 10 « verres standard » par semaine le seuil maximum de consommation d’alcool. Il faut rappeler, qu’en matière de consommation d’alcool, le seuil précis au-delà duquel on considère qu’il existe un risque important pour la santé ne fait pas consensus au sein de la communauté scientifique, en dépit de très nombreuses études. Ce nouveau seuil de « 10 verres standard » est donc donné comme une simple « valeur-repère ».

Jusqu’à présent, il était admis qu’une consommation modérée d’alcool pouvait avoir un effet plutôt bénéfique en matière de réduction des risques de maladies cardiovasculaires, de démences et de déclin cognitif. Mais voilà qu’il y a un mois, début juin, une étude épidémiologique internationale dirigée par la psychiatre Anya Topiwala, et intitulée “La consommation modérée d’alcool comme facteur de risque de déclin cognitif” est venue relancer ce débat scientifique récurrent sur les conséquences réelles d’une consommation d’alcool, même limitée, sur les performances intellectuelles. Réalisée sur 500 sujets, cette étude a analysé pendant 30 ans les habitudes des patients en matière de consommation de boissons alcoolisées et, en parallèle, a observé l’évolution de leurs capacités cognitives et de leurs structures cérébrales (1).

Les résultats de cette étude révèlent, on ne s’en étonnera pas, que plus la consommation d’alcool est importante, plus le risque d’atrophie de l’hippocampe est grand. Les gros consommateurs (ceux qui boivent plus de 30 verres d’alcool par semaine) présentent ainsi un risque près de 6 fois plus élevé d’atrophie de l’hippocampe que les non buveurs. Mais, de manière beaucoup plus inattendue, cette étude a également montré que les buveurs modérés ont également un risque d’atrophie de l’hippocampe bien supérieur à celui des non buveurs, puisque celui-ci est trois fois plus grand. Autre enseignement intéressant, les buveurs dits « légers », qui ne consomment qu’un verre par jour ou moins d’alcool, n’ont pas de risque augmenté d’atrophie de l’hippocampe par rapport aux non-buveurs mais, en revanche, leur faible consommation d’alcool ne les protège pas du risque d’anomalies cérébrales.

Enfin, dernier enseignement de ce travail, la consommation d’alcool au cours des 30 ans qu’a duré cette étude, n’a pratiquement pas varié chez les participants, ce qui confirme l’importance de mettre en place très tôt des actions et programmes de prévention de l’alcoolisme car, une fois que sont installées les habitudes de consommation en matière d’alcool, il est très difficile de les modifier.

On mesure mieux l’écart entre cette nouvelle préconisation en matière de consommation d’alcool – pas plus de dix verres par semaine – et les recommandations internationales, quand on sait que la position officielle de l'OMS sur le sujet consiste toujours à considérer que la consommation d'alcool hebdomadaire ne devient excessive que lorsqu’elle excède 28 verres chez les hommes ou 14 verres chez les femmes. Au niveau mondial, l’OMS estime que l’alcool tue chaque année dans le monde 3,3 millions de personnes (6 % du total des décès), soit plus que le sida, la tuberculose et la violence réunis. L’OMS précise également qu’en 2012, la consommation mondiale équivalait à 6,2 litres d'alcool pur par personne âgée de plus de 15 ans.

En France, si la consommation globale d’alcool a diminué de moitié depuis 50 ans (passant de 26 à 12 litres d’alcool pur par an et par habitant), nos concitoyens continuent à boire deux fois plus d’alcool que la moyenne mondiale. Les Français déclarent en consommer en moyenne 3,3 verres et les femmes 1,8.

Rappelons que l’alcool est responsable de quelque 49 000 décès par an en France et demeure la la deuxième cause de mortalité évitable, après le tabac.

Quant au coût réel global des dommages de l’alcool, il reste méconnu et largement sous-estimé dans notre pays, comme le montre une étude très documentée de la Direction générale de la santé publiée en septembre 2015 (2). Selon ce travail, les dégâts directs et indirects de l’alcool, sur le plan sanitaire, économique et social, s’élèverait à au moins 120 milliards d’euros par an en France, un coût comparable à celui des ravages du tabac et qui représente les deux tiers de l’ensemble des dépenses annuelles de santé en France…

Il n’est donc pas question ici de contester ou de minimiser les effets dévastateurs d’une consommation excessive d’alcool en matière de santé publique et de mortalité. Pourtant, il faut se garder d’avoir une vision trop simpliste des effets de l’alcool sur notre organisme car ceux-ci sont d’une grande complexité et font intervenir une multitude de facteurs qui doivent tous être pris en compte, qu’il s’agisse de la génétique, de l’environnement, des habitudes de vie ou du contexte culturel.

Il faut également souligner qu’il existe également un vif débat au sein de la communauté scientifique sur les effets respectifs des différents types de boissons alcoolisées sur l’organisme mais également sur l’impact en matière de santé que peuvent avoir les modes de consommation, très différents selon les sociétés et les cultures, de ces boissons alcoolisées.

Une étude néerlandaise publiée en 2009, arrive par exemple à la conclusion que boire régulièrement un peu de vin semble allonger de quelques années l'espérance de vie chez les hommes. Pour évaluer l'impact sur la santé et l'espérance de vie de la consommation d'alcool, cette recherche a suivi 1.373 hommes nés entre 1900 et 1920 à Zutphen, une cité industrielle des Pays-Bas (3).

Les chercheurs ont étudié leur consommation d'alcool dans le cadre de sept enquêtes menées sur 40 ans, à partir de 1960. Ils ont suivi certains des sujets jusqu'à leur mort et les autres jusqu'en 2000, en les interrogeant sur ce qu'ils boivent, mangent et fument, et en suivant leur poids et la prévalence chez eux des attaques cardiaques, du diabète et du cancer. Cette vaste et solide étude épidémiologique en arrive à la conclusion qu’une consommation modérée de vin semble être associée à une diminution du risque de décès dû à des problèmes cardiovasculaires.

Cette étude est très intéressante car, contrairement à de nombreuses recherches concernant les effets de la consommation d'alcool sur la santé, elle a d’abord tenté d’évaluer avec rigueur les effets réels de la consommation d’alcool sur le long terme en matière d’espérance de vie. Or, ce travail montre que les hommes buvant du vin ont une espérance de vie supérieure de 3,8 années par rapport aux hommes n'en buvant pas. En outre, autre enseignement très intéressant, il semble que les buveurs de vin ont une espérance de vie supérieure de deux ans à celle de personnes buvant d'autres boissons alcoolisées, ce qui conforte l’hypothèse selon laquelle le vin, bien qu’étant une boisson alcoolisée, peut avoir, chez certains sujets, du fait de sa grande complexité biochimique et de sa spécificité, certains effets bénéfiques sur la santé qui peuvent finalement, dans certaines conditions, s’avérer plus importants que les effets néfastes dus à l’alcool.

Mais revenons à cette étude néerlandaise qui nous indique que, par rapport aux abstinents, les hommes qui consomment un verre de vin par jour voient leur risque cardio-vasculaire diminuer de 34 % ! Quant à ceux qui limitent leur consommation à un demi-verre quotidien, les résultats sont encore plus étonnants, puisqu’ils voient leurs risques cardiovasculaires diminuer de 48 %... Le Docteur Martinette Streppel, qui a dirigé l'étude, souligne cependant que cet effet bénéfique disparaît totalement dès que la consommation dépasse deux verres par jour et n'est observé que pour le vin, et non pour les autres alcools.

Toujours en 2009, une autre étude, française celle-là, menée par l’équipe du Professeur Ferrières, cardiologue du CHU de Toulouse, s’est attachée à comprendre l’impact des modes de consommation de l’alcool et du vin sur la santé. Ce travail s’est appuyé sur le suivi pendant 10 ans d’environ 10 000 hommes de 50 à 59 ans. Afin de mieux évaluer la différence d’impact de l’alcool selon les modes de consommation, les chercheurs ont comparé les effets de la consommation d’alcool sur des sujets français (plutôt étalée sur chaque jour de la semaine et modérée) et Irlandais (excessive et essentiellement concentrée sur la fin de semaine).

Cette étude a pris en compte le fait que 40 % des Irlandais ne consomment pas d’alcool, contre seulement 10 % des Français. Autre différence notable pointée par cette recherche : 90 % des Français boivent du vin, alors que la grande majorité des Irlandais qui consomment de l’alcool, boivent essentiellement de la bière et des alcools forts.

Cette étude est d’autant plus intéressante et révélatrice que la quantité moyenne d’alcool consommée par le groupe français est plus importante (32,8 g / jour) que celle consommée par le groupe irlandais (22,1 g / jour). Pourtant, les résultats sont édifiants : il y a deux fois plus d’infarctus dans le groupe d’Irlandais, qui boivent beaucoup et de façon concentrée, pendant le week-end, que dans le groupe français, qui consomme surtout du vin, et de façon régulière. L’étude souligne enfin que, dans les deux groupes, les consommateurs de vin voient leurs risques d’infarctus diminuer de 40 %, ce qui semble donc confirmer qu’une consommation régulière et modérée de vin peut avoir, chez certaines personnes (il faut toujours faire cette précision restrictive importante) un effet protecteur.

Rappelons également qu’il existe un autre débat scientifique qui n’est toujours pas tranché, à propos du rôle exact de la consommation d’alcool en matière de cancers. En 2009, un communiqué de l’Institut du Cancer avait d’ailleurs été largement repris et commenté par la presse car il soulignait, non sans arguments, que la consommation de plus d’un verre d’alcool, quelle que soit la boisson considérée, augmentait les risques de cancer. Mais, là encore les choses ne sont pas si simples et plusieurs éminents scientifiques et cancérologues s’étaient insurgés contre les affirmations sans nuances et péremptoires de ce communiqué et avaient rappelé que, selon eux, une consommation modérée de vin, à l’exclusion de tout autre alcool et dans le cadre d’un mode de vie sain et de bonnes habitudes alimentaires, n’augmentait pas les risques de cancer et pouvait même avoir, chez certains sujets, un certain effet protecteur.

A cet égard, et sans prétendre trancher ce débat scientifique et médical complexe qui est loin d’être clos, il faut évoquer l’étude publiée en 2009 par le docteur Dominique Lanzmann-Petithory. Ce vaste travail épidémiologique a permis de suivre 100 000 personnes entre 1978 et 1985. Ces sujets ont été soumis, pendant toute la durée de l’étude, à des questionnaires précis sur leurs habitudes de vie et leur consommation d'alcool. Résultat : comme dans l’étude néerlandaise déjà évoquée, il semble que la consommation de vin diminue la mortalité chez les hommes. Selon le Docteur Lanzmann-Petithory, « La préférence pour le vin est associée chez les hommes avec un risque significativement plus bas de mortalité prématurée de toutes causes ». Concrètement, les hommes qui consomment surtout du vin ont un risque de mortalité prématurée de toutes causes diminué de 25 %. Ce risque est réduit de 23 % pour la mortalité par cancers et de 26 % pour la mortalité cardiovasculaire…

Alors, que peut-on conclure de ces différentes études, aux résultats parfois contradictoires ? Sans doute que, si d’une manière générale, la consommation d’alcool a des effets incontestablement néfastes en matière de santé et de mortalité (effets directs sur l’organisme mais également effets indirects considérables et encore trop sous-estimés en matière de comportements violents et d’accidents du travail par exemple) :

"il semble qu’il y ait une exception pour les personnes qui consomment exclusivement du vin, en quantité modérée et dans le cadre d’une bonne alimentation et d’une vie saine."

Cet effet protecteur du vin, qui est loin d’être entièrement compris, serait dû à sa grande complexité biochimique et à la présence d’une multitude de substances – telles que les polyphénols et autres antioxydants – qui pourraient avoir un relatif effet protecteur dans de nombreuses pathologies, maladies cardiovasculaires, cancer et pathologies neurodégénératives notamment.

Il est vrai que les histoires de l’homme et du vin se perdent dans la nuit des temps et sont intimement liées. Les premiers hommes auraient rencontré la vigne en Eurasie, il y a au moins deux millions d’années. En 2014, une étude réalisée par l’archéologue Elisa Guerra Doce, de l’Université de Valladolid (Espagne), a par ailleurs montré que les hommes du Néolithique connaissaient et consommaient déjà des boissons alcoolisées, comme l’attestent les nombreuses traces de bière dans diverses céramiques de la péninsule ibérique.

Quant à la domestication de la vigne et à la consommation de vin, elles seraient apparues en Mésopotamie (actuel Irak) dès le début du Néolithique, 9000 ans avant J.-C. Pour certains historiens et anthropologues, l’alcool et le vin en particulier ont joué un rôle social et culturel très important dans l’évolution des premières grandes civilisations et l’apparition des premières sociétés urbaines et des premiers états politiquement organisés. Et il n’est pas besoin de rappeler ici le rôle sacré et rituel de certaines boissons alcoolisées dans les grandes civilisations antiques, qu’il s’agisse de la Mésopotamie, de Babylone, de l’Égypte, de la Grèce ou de Rome.

A cet égard, la découverte et l’exploration du site de Tell Bazi, au nord de la Syrie, vieux de 3400 ans, se sont avérées très intéressantes. Dans ce village, chaque habitation possédait sa brasserie domestique constituée de grandes jarres d’argile d’une capacité d’environ 200 litres. Ces récipients ont conservé la trace d’orge et d’oxalate, une substance chimique qui atteste de la fermentation d’une céréale en présence d’eau, procédé à la base de la fabrication de la bière depuis la plus haute Antiquité. Selon l’archéologue allemande Adelheid Otto, de l’Université Ludwig-Maximilians de Munich, "les nutriments essentiels, notamment les vitamines, fournis par la fermentation des céréales ont permis aux Mésopotamiens d’avoir une croissance physique correcte alors que leur régime alimentaire à base de pain et de gruau était déficient". Dans ce cas précis, la consommation abondante de bière, loin d’être destinée à une consommation festive ou rituelle, aurait tout simplement permis à cette population d’avoir à sa disposition une alimentation suffisamment riche et complète pour survivre et se développer…

Si nous voulons mieux combattre et mieux prévenir les ravages considérables et incontestables de l’alcool dans nos sociétés, nous devons considérer la consommation de boissons alcoolisées non seulement sous l’angle médical et sanitaire, mais également dans toutes ses dimensions sociales, économiques, psychologiques et culturelles qui sont souvent déterminantes et ne peuvent être laissées de côté. Comme pour l’ensemble des substances psychoactives et psychotropes, nous devons mettre en œuvre, dès la petite enfance, des politiques globales de prévention et d’information dignes de ce nom, ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent.

Souhaitons que nos responsables politiques prennent conscience de cette nécessité, et sachent inscrire sur cette question majeure de société, leurs actions dans le temps long pour parvenir à favoriser une consommation éclairée et responsable des boissons alcoolisées, dans un contexte culturel de convivialité et d’échanges qui est inhérent à la nature humaine et doit être préservée.

(Par René TRÉGOUËT, Sénateur honoraire, Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat)

Pour aller plus loin :
1. BMJ 2017; 357 doi: https://doi.org/10.1136/bmj.j2353 (Published 06 June 2017) Cite this as: BMJ 2017;357:j2353

2. https://www.ofdt.fr/publications/collections/notes/le-cout-social-des-drogues-en-france/

3. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/19406740


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